« Oui, l’histoire de notre amitié - l’histoire de sa naissance - fut celle d’un seul soleil.
Ensuite… Quel temps avons-nous passé l’un près de l’autre ? Combien de jours en quinze ans ? Cent peut-être, pas plus. Dix eussent suffi, autant que mille. L’histoire est ailleurs. Elle n’est pas dans l’habitude ou les idées communes, ou les souvenirs partagés. Ah, elle est mystérieuse. C’est un fleuve caché. Mais le cours s’en devine à la végétation luxuriante qui en révèle, à la surface de la terre, les méandres secrets…».
Vercors écrivit en 1945 le Portrait d'une amitié qui servit de préface à la réédition du roman du général Diego Brosset, Sahara, un homme sans l’Occident. Leur amitié, née en 1928 au camp de Chalons, et leur confiance réciproque incitèrent Diego à faire lire à Jean Bruller, encore dessinateur, les récits qu'il rédigeait. Vercors composa cette préface en hommage à son ami défunt puisque le général était mort en novembre 1944. Cette préface est donc une sorte de collaboration littéraire posthume, qui s'attache davantage - et, pourrait-on dire, exclusivement-, à l'homme qu'était Diego qu'à l'écrivain et au récit édité.
Au début de cet éloge posthume, Vercors s'adresse au défunt. L'écriture a ainsi le pouvoir de le faire revivre pour un temps, de le tenir vivant dans la mémoire de son ami et de fixer à jamais son image par-delà la mort.Vercors définit l'histoire de leur amitié comme « celle d'un seul soleil », expression qui rappelle « je suis trop près du soleil », réplique de Hamlet à son oncle, énoncée par Diego en signe d'intelligence à Jean Bruller fasciné par ce personnage.
D'ailleurs, étrangement, dans son journal intime de 1942, Vercors note au 9 novembre 1944, au moment où il illustre le Hamlet de Shakespeare, qu'à chaque essai il dessine la figure de Diego, « Ce qui n'est pas précisément Hamlet ! ».La scène de première rencontre n'annonce en rien cette alchimie « mystérieuse » qui présidera à leurs 16 années d'amitié, tenant d'ailleurs moins des visites régulières.
Brosset étant souvent en déplacement - qu'à une correspondance fidèle et à des rencontres inoubliables pour Jean Bruller […] .
Prévenu contre les militaires, le jeune Jean Bruller ne peut que regarder d'un œil critique le général Brosset.
Quoi que celui-ci fasse pour se rendre aimable, il ne trouve pas grâce aux yeux du dessinateur. Mais c'est sans compter sur l'intelligence et la perspicacité de Diego qui perce à jour le jeune homme et l'amène à le découvrir.Le lendemain de leur première rencontre, au cours d'une discussion avec les officiers, Diego fait subtilement une référence implicite à Hamlet de Shakespeare et à Gide, allusions que seul Jean Bruller saisit :
« Un marsouin qui cite Shakespeare... »
« Et je le regardais mieux. Ce que je vis doubla ma surprise. Je vis le regard de Brosset glisser entre ses paupières fripées, se poser sur le mien, une bonne seconde, avec une acuité pétillante, (...), et se porter tranquillement de nouveau sur le groupe de ses camarades, qui visiblement n'avait rien entendu à ses paroles, dont je compris soudain qu'elles étaient un signe, un signe à moi adressé par-dessus leur tête,- pour moi seul. ».
À partir de cet instant, Jean Bruller l’examine avec plus de discernement et révise son jugement ...
Il comprend que l'immaturité tardive dans laquelle il se complaisait depuis longtemps - et qu'il dénoncera dans « Tendre naufrage » - appartient résolument à son passé, au contact de ce nouvel ami doué de tant de qualités.
Cette rencontre a ceci d'exceptionnel qu'un seul jour a suffi à sceller leur amitié. En effet, les deux hommes ne se reverront plus avant 1931. Néanmoins, leurs retrouvailles se feront le plus naturellement du monde, comme si leur affection s'était consolidée depuis des années.
Si les deux hommes s'entendent autant, ce n'est pas par la similitude de leurs caractères. Bien au contraire, ils se révèlent totalement antithétiques : l'un est un brillant orateur quand l'autre peine à parler en public et a besoin de « temps pour rassembler les mots d'une phrase » ; l'un est exubérant et « dispos pour tout effort » quand le deuxième est éreinté, etc. Leurs joutes intellectuelles les opposent, mais sont riches d'enseignements.
« Sur tout sujet nous prenions aussitôt, comme d'instinct, le contre-pied de l'autre (...). Il est ainsi le combat consistait en vérité à dénuder l'adversaire de cet appareil logique, à l'obliger de reconnaître en lui-même les racines authentiques de cette opinion superficielle, et, ses racines une fois rejointes, à constater, avec une satisfaction dont nous ne cessions de nous réjouir, qu'elles tiraient leur sève, ces racines, d'une terre profonde qui était la même pour lui et pour moi ».
Diego a exercé une influence non négligeable sur le jeune Jean Bruller. Quand le dessinateur rencontre cet être doué d’une « surabondance de vie », il abandonne progressivement la philosophie pessimiste qui se dégage de son art depuis sa crise existentielle de 1927. Et Jean Bruller s'y attarde à deux reprises dans cette courte prose. Il s'éloigne effectivement davantage de cette philosophie pascalienne à l’œuvre notamment dans un Homme coupé en tranches (1929).
À partir de ce moment, il considère moins l'acte humain comme frappé d'inutilité et de vanité dans ce vaste Univers dénué de sens :
« Mieux encore, son exemple m'apprenait à suspecter enfin la valeur morale et philosophique de cette délectation morose où je me complaisais ; à découvrir qu'on pouvait répondre plus hautement, à l'absurdité évidente de l'univers, que par un refus certes poignant mais dont l'expression (qu'elle fût ironique ou violente) n'en était jamais que celle aussi de sa stérilité... ».Diego aura ainsi eu une influence positive sur Jean Bruller et il sera l'un des éléments déclencheurs de cette métamorphose qu’il aura le temps de mesurer avant sa mort lorsqu'il apprendra que Jean Bruller est le Vercors du Silence de la mer, un homme résistant, donc entré comme lui dans un combat commun contre l'oppresseur et digne de figurer dans les « personnages exemplaires ».
Extraits d’une note de lecture de Nathalie Gibert-Joly sur son site personnel « Vercors, au-delà du silence »