Le démarrage des chars a lieu à 7 heures du matin (les moteurs chauffent depuis 6 heures) dans une aube froide et brumeuse. Les ambulancières sont debout devant leurs véhicules soigneusement alignés et nous saluent au passage d'un au revoir timide.
Notre belle attaque débouche dans le vide. Nous n'avons à nous battre que contre un terrain difficile où les chars s'enfoncent jusqu'au ventre. A midi nous sommes à Champagney. Les Allemands ont évacué le village. Les habitants qui ont été bombardés pendant deux mois ne comprennent pas que
nous ayons tant attendu. L'atmosphère n'est pas très chaleureuse.
L'avance reprend le lendemain. Un peloton de char tâte la route. Mais à peine a-t-il montré le nez qu'il est salué par des coups de 88 qui prennent la route sous leur tir dès la sortie de Champagney.
J'envoie un autre peloton qui va essayer de passer par les collines et d'avancer parallèlement à la route.
L'avance se révèle très difficile.
Les arbres forment un taillis épais. Le sol est spongieux, les chars s'enlisent, et progressent moins vite qu'un homme à pied. En avançant ils repoussent devant eux un ennemi invisible et insaisissable qui se révèle par des rafales intermittentes de mitraillettes.
Un char qui franchissait un petit pont l'a fait crouler sous lui. Il reste ridiculement coincé entre deux piles du pont, ses chenilles dans le vide. C'est ce moment que choisit Pierre Dac pour surgir en reporter. Il se fait gentiment mettre en boîte par le conducteur, Le Bras, qui a la langue aussi bien pendue que la sienne. Mais il part avec une photo qu'il fera paraître le lendemain avec la légende : le général et son chef d'état-major examinent la situation. C'est Pierre Dac et moi.
Dans notre avance, nous tombons sur une maison forestière que les Allemands ont dû abandonner précipitamment car ils ont laissé sur place des assiettes de pommes de terre, une boîte de beurre entamée et les couverts d'aluminium.
Il y avait donc là un poste qui vient de se replier.
Nous sommes trop accaparés par les problèmes techniques : sortir le char qui est coincé entre les deux piles du pont, rassembler les autres, pour nous rendre compte de ce qui se passe ailleurs.
C'est alors que Brosset arrive.
« Il faut reprendre la route. L'ennemi décroche. On perd son temps. Dépêchez-vous. »
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La route est en effet libre. Les canons qui la prenaient ce matin en enfilade ne tirent plus.
Je laisse l'aspirant Faure se dépatouiller dans les bois et je bondis à Champagney d'où je lance sur la route le peloton de chars de Lucas avec quelques destroyers et quelques éléments d'Infanterie et du Génie.
Brosset est à côté de moi. Il trépigne d'impatience et trouve que tout va trop lentement à son gré.
Il a avec lui Jean-Pierre Aumont, son officier d'ordonnance, et son chauffeur qui ne le quitte pas d'une semelle, Pico.
Si Jean-Pierre a cru que c'était de tout repos de partager l'aventure de Diego il s'est trompé. Quand Diego ne l'emmène pas avec lui aux avant-postes, il l'envoie en estafette. Devant Hyères, au cours d'une liaison, il a reçu une rafale de mitrailleuse dans sa jeep. Celle-ci s'est retournée. Jean-Pierre a pu heureusement se planquer dans un fossé. Mais il se trouvait sous le tir des mitrailleuses et il a fallu envoyer une voiture blindée du régiment pour le tirer d'affaire. Un peu plus tard, devant Toulon, il a pris une balle dans le bras.
Il est en ce moment avec Diego qui piaffe d'impatience en attendant que le Génie démine un pont qui se trouve sur notre route. Le travail est vite fait. Les chars passent et atteignent le village de Plancher-Bas.
Ils rencontrent à la sortie un autre pont que les Allemands ont fait sauter.
En cherchant un passage à gué, nous découvrons à peu de distance une passerelle de fer intacte qui doit pouvoir supporter les blindés. Nous poussons des hurlements de joie.
L'ennemi a dû certainement compter que nous mettrions plusieurs heures à réparer le pont et qu'il a donc du temps devant lui pour s'organiser. Il s'agit de le surprendre. Nous partons dans une poursuite folle.
Quinze chars foncent sur le prochain village, Auxelles-Bas. Pour ne pas nous retarder, nous avons fait monter Génie et Infanterie sur les chars.
La colonne n'a pas rencontré âme qui vive jusqu'au moment où elle arrive sur Auxelles-Bas. La route qui court à travers les bois décrit à cet endroit une large courbe.
C'est à ce moment que, sur notre gauche, des tirs de mitrailleuses se déclenchent.
J'ai planqué ma jeep derrière le second char. Infanterie et Génie ont sauté à terre et se sont mis à l'abri derrière les chars ou dans les fossés.
La forêt n'est pas très dense. Il a légèrement neigé et le sol est parsemé de plaques de neige. Pendant quelques minutes les chars tirent à l'aveuglette dans la direction d'où sont parties les rafales. Leurs mitrailleuses balaient le paysage blanc et noir.
Je n'ai pas encore vu d'où partaient les coups, que plusieurs silhouettes blanches se dressent, les mains en l'air. Habillés d'une cagoule blanche, les hommes se fondaient dans le paysage. Nos mitrailleuses ont blessé ou tué trois des leurs. Ce sont des hommes jeunes, bien équipés et bien habillés.
Ils ne sont qu'un petit groupe. Ils semblent seuls. Mais le détachement repart néanmoins avec prudence et arrive aux premières maisons.
C'est alors que les chars découvrent une agitation de fourmilière éventrée. Des soldats allemands courent dans toutes les directions.
Du coup, les chars foncent dans la rue principale pendant que le soutien porté bondit de maison en maison. Les Allemands essayent de s'enfuir par les jardins et par les champs, suivis par les traces de nos mitrailleuses. En une demi-heure, 50 des leurs sont prisonniers, 10 tués.
Les troupes allemandes qui occupaient le village ont été manifestement surprises et croyaient avoir quelques heures devant elles pour organiser leur défense.
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La passerelle de fer a faussé ce calcul.
Mais nous sommes trop peu pour poursuivre les fuyards et exploiter à fond ce succès. La plus grande partie de nos adversaires nous glisse entre les doigts.
C'est une troupe qui a été surprise, mais qui n'est pas en déroute.
Dans l'excitation générale du rassemblement des prisonniers, personne ne s'est rendu compte qu'un grand diable qui s'avançait les bras levés tenait des grenades dégoupillées dans ses mains. Arrivé près de nous il lâche ses grenades. Il est blessé mortellement mais blesse aussi trois des nôtres.
Au moment où nous sommes entrés dans le village, des paysans sont sortis, les mains levées. Ils n'arrivent pas à croire que nous sommes Français. Une vieille femme terrifiée, entourée d'Allemands prisonniers, continue à crier « kamarad » bien que nous essayions de lui faire comprendre qui nous sommes. Mais nous n'avons rien de Français dans notre équipement et elle croit à une ruse de notre part. Elle continue obstinément à répéter « kamarad » et à garder les mains en l'air.
J'ai aussitôt fait envoyer un message à la division pour dire que nous sommes à Auxelles-Bas et pour demander des renforts, de l'essence et des munitions.
J'ai fait bloquer l'entrée du village par deux chars pour arrêter Brosset quand il arrivera.
« Sinon il va encore dire que c'est lui qui a pris le village.
« Avertissez-moi tout de suite quand il arrivera. »
Nous n'étions pas là depuis un quart d'heure que Brosset arrive en effet en trombe avec deux autres jeeps.
« Diego est là.
« Essaye. »
Il se met en position de boxeur.
Je lui envoie un crochet au menton. Il riposte. Nous continuons en riant à nous battre pendant quelques minutes devant les officiers qui l'accompagnent et qui restent médusés.
J'arrive aussitôt. Sa voiture est bloquée par les deux chars que j'ai fait placer en travers de la route. Je lui dis en riant.
« Mon général, vous pouvez venir. Le village est pris. Il n'y a plus de danger. C'est la place d'un général. »
Brosset rigole. Il est évidemment ravi. Il l'est encore plus de pouvoir afficher ce succès devant les officiers qui l'accompagnent et qui n'appartiennent pas tous à la division.
Il n'y a pas longtemps que nous sommes là car les habitants sont encore groupés, les mains en l'air et ne se hasardent pas encore à reconnaître que nous sommes Français.
Ce n'est que quand ils voient Brosset qui porte un képi de campagne qu'ils baissent les bras et fondent de joie. Ils embrassent Diego. C'est à qui sortira de ses réserves des bouteilles de framboise ou de prunelle.
Diego boit. Je bois. Tout le monde boit au succès.
Diego a déjà donné l'ordre à l'infanterie et au ravitaillement d'arriver.
Il descend triomphant et heureux la grande rue et entre dans une boutique pour pouvoir étaler ses cartes.
Il exulte de joie de vivre. Il gonfle sa poitrine et s'adressant à moi :
« Quarante-deux ans. Général. Et je suis en bonne forme, non? »
Je fais la moue.
« Je ne sais pas, mon général, si vous êtes aussi solide que cela. »
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Il se met en position de boxeur.Je lui envoie un crochet au menton. Il riposte. Nous continuons en riant à nous battre pendant quelques minutes devant les officiers qui l'accompagnent et qui restent médusés.
Il y a parmi eux un grand oiseau, René Gillet, lieutenant aux 8ème Chasseurs, qui arbore une somptueuse houppelande de fourrure.
En attendant que les renforts arrivent, Diego piaffe. Il me prend par le bras et monologue en arpentant la route :
« II y a deux types bien à la division : moi et toi.
« Euh, lui dis-je, je n'ai que trois galons.
« Et moi, je n'ai que deux étoiles.
Il continue :
« Après la guerre, on n'aura pas besoin de nous. Mais un peu plus tard on aura encore besoin de nous. »
Il s'interrompt :
« Qu'est-ce qu'on attend pour avancer?
« Quelques chars sont déjà partis sur la route de Giromagny.
« Allons-y, je te suis. »
Diego a déjà bondi dans sa jeep. Nous sommes tous gais, heureux, joyeux. Il est très excité. Il conduit comme à son habitude à toute allure. Il rate un tournant et culbute dans le fossé.
Personne n'est blessé. La jeep a simplement versé sur le côté. Diego tempête et injurie tout le monde.
Pendant qu'il se dégage, je prends des photos en ajoutant quelques commentaires.
« Une photo du général qui sait si bien conduire. »
Tout en se sortant de la voiture (il est du côté où la jeep a versé) Diego continue à crier :
« Con. Espèce de con. Tu ferais mieux de faire venir un char pour me tirer de là.
« C'est déjà fait. »
En effet, nous sommes à côté de deux chars légers et j'ai fait signe à l'un d'eux qui commence à reculer pendant que l'aide-chauffeur sort un câble pour tirer la jeep du fossé.
Quand celle-ci est remise sur ses roues, Pico s'aperçoit que la direction est cassée.
« Passe-moi ta jeep, dit Diego.
« Non, j'en ai besoin pour l'opération.
Je vais vous donner une jeep du 8ème Chasseurs. »
Diego prend la place du chauffeur. J.-P. Aumont embarque derrière et Diego disparaît en riant et en criant.
En cours de route, il trouve que la jeep ne marche pas comme il faut et l'échange avec une jeep de la circulation routière de la division.
C'est avec cette jeep, qu'il ne connaît pas mais qu'il conduit comme d'habitude à toute vitesse qu'il manque un pont métallique que le Génie vient de poser pour remplacer un pont détruit.
La jeep bascule dans la rivière.
Diego meurt tué sans doute par le choc de la voiture qui s'est renversée sur lui car à cet endroit la rivière est très peu profonde et au surplus Diego est un athlète et un excellent nageur.
Jean-Pierre Aumont s'est sorti de l'accident et sera récupéré évanoui et à moitié noyé.
Ainsi disparaît le flamboyant Diego Brosset, cet homme débordant de vitalité et de joie de vivre.
[1] En fait, le Rahin en crue s’était transformé en torrent
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