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Il n'avait pas voulu de l'épaulette en temps de guerre, voilà qu'il va la porter en temps de paix. Mais où ? L'occupation en Allemagne ne semble pas le tenter davantage qu'un séjour plus ou moins long dans une ville française de garnison. Il a grand besoin d'espace, d'aventure, et parmi toutes les possibilités qu'offre à cet égard ce qu'on appelle alors « l'Empire », il choisit le Sahara.

Entre cet athlète blond, aux yeux noirs, épris d'exploits sportifs, de jeux, de bals, d'échanges avec ses amis, de sorties, bref, qui est tout le contraire d'un taciturne, et l'immensité silencieuse des territoires sahariens où ne comptent ni le temps ni les distances, se révélera un accord profond.

La solitude rigoureuse, éprouvante que l'on peint comme étant le lot des officiers partis pour le désert, ne lui pèse pas. Elle l'exalte, le grandit. Il subit l'appel, la fascination des sables sans fin qu'ont subie Psichari, Charles de Foucauld, certains personnages de Saint-Exupéry, de Kessel, de Peyré, de Pierre Benoît et de Montherlant.

 

Le Sahara est alors synonyme de pureté et de dépouillement. Les postes y sont peu nombreux. Les plus belles oasis ne sont pas encore ouvertes aux touristes.

Ni les puits de pétrole, ni la cohue motorisée du « Paris-Dakar » ne font de taches dans un paysage aux limites de l'irréel.

Mais Brosset n'est pas de ces hommes qui vont au désert pour oublier leur passé, s'abîmer dans la contemplation ou rechercher des traces de l'Atlantide. Cet espace mystique abrite aussi des populations, si clairsemées soient-elles. Ce sont ces hommes et ces femmes mal connus, qui passent pour être d'un accès difficile, que le jeune officier veut rencontrer, comprendre, protéger. Dans les années 1920 et 1930, faire régner l'ordre et la paix dans ces régions est encore une tâche inachevée et dangereuse. Il y a des dissidents à réduire, et ce sont des combattants avec qui il faut compter, des tribus qu'il faut soutenir contre les rezzous de pillards, fort nombreux, des vendettas en chaîne auxquelles des militaires nécessairement doublés de diplomates doivent s'efforcer de mettre fin, cela sans préjudice du rôle d'administrateur qu'ils doivent également jouer. La multiplicité des aspects que comporte sa mission n'est pas pour altérer l'enthousiasme de Diego Brosset. Le précepte de Gide : « Assumer le plus possible d'humanité », lui paraît convenir à ce qu'il ressent, à ce qu'il souhaite, à ce qu'il veut faire.

L'observateur et le chercheur de vérités vont de concert en lui avec le pacificateur qui ne ménage pas sa peine pour apporter dans son secteur justice et sécurité. Ce qui le séduit chez les nomades qu'il protège ou qu'il poursuit, selon les circonstances, c'est qu'ils ne ressemblent en rien aux gens des villes, non seulement d'Europe mais d'Afrique, où certaines formes de civilisation occidentale ont pénétré.

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Ils ne constituent pas, non plus, une société primitive dont la pensée en serait à un stade « prélogique », loin de là ; ils représentent, en quelque sorte, une humanité à l'état pur, qui a sécrété sa morale, son échelle de valeurs, sa civilisation en un mot, à partir de sa propre expérience très élémentaire, et sans apports extérieurs, l'Islam lui-même étant, au départ, une religion du désert.

Au cœur de ce Sahara si frugal, où chaque campement est à la merci du vent et des sables, il découvre un grand sens de l'honneur, une profonde sagesse. Il aime ces populations, étudie leurs dialectes, leurs mœurs, leurs coutumes, non en simple chercheur à vocation purement scientifique, soucieux de prendre du recul par rapport à l'objet de son étude, mais avec une curiosité toujours empreinte d'une sincère et vive sympathie, et parfois même d'admiration. Épris de beauté, recherchant dans toute réalité qu'il aborde son expression la plus haute (on dirait élitiste si le mot n'avait pas pris un sens restrictif), il découvre chez certains de ces nomades la valeur à son sens la plus esthétique et réconfortante : la noblesse. Du désert, il tire une grande leçon dont il restera marqué. D'un point de vue sentimental, d'abord, parce qu'il aime son spectacle grandiose, sa houle, son rythme, ses habitants.

Pour ces derniers, il est le chef « infidèle », bienveillant et compréhensif, dur quand la justice l'exige, à qui il ne faut pas mentir, mais qui de son côté ne ment jamais, et dont la vigueur et l'endurance tiennent du prodige, car aucun homme du pays ne peut le battre à la course à pied lorsqu'il lance un défi.

L'officier, comme il est d'usage, fera plusieurs séjours en France. Il entrera même à l'École de guerre, étudiera l'arabe à l'Institut des langues orientales ; il n'oubliera jamais le Sahara et choisira d'y retourner aussi souvent que possible, une fois par le Sud marocain, empruntant un parcours jamais utilisé auparavant.

Avec un esprit aussi ouvert et curieux, une sensibilité aussi prompte à vibrer, Brosset devait, tout naturellement être tenté par l'écriture.

Il ira jusqu'au bout d'un roman, en partie autobiographique comme la plupart des premiers romans, dans lequel il analyse les états d'âme d'un lieutenant qui a subi, lui aussi, la fascination du désert. Cet officier est attiré par l'Islam, car il croit que cette religion donne au croyant le

moyen de faire le vide dans sa conscience et d'être tout entier dans la sensation du moment. Autour du héros, des personnages cultivés, élégants, courageux, portés à l'introspection, cherchent à travers des aventures dangereuses à donner un sens à leur vie. (..)

Il décrira aussi certains épisodes marquants de la vie des nomades dans de courts récits rassemblés sous le titre de Un homme sans l'Occident, et publiés en 1945, après sa mort. Mêlant l'observation la plus aiguë à la rêverie de l'homme des sables, il recrée des personnages dont on raconte encore les exploits, le soir, sous la tente, redonne vie à des contes, des légendes, des poésies qui ne sont plus exprimés que par la tradition orale.

C'est un livre qui célèbre la noblesse des chasseurs et des guerriers qu'il a approchés et que le monde moderne n'a pas encore corrompus. Sa sympathie profonde pour les héros de ses aventures transparaît dans son portrait du guide Sid Ahmed :

« J'ai rencontré Sid Ahmed, c'est un vieux Nemeday courbé sur de serviles tâches ; elles l'empêchent de se souvenir. Il conduit dans l'Ouarane les chevaux galeux d'un chasseur, ou fatigue des peaux vertes dont il fait d'assez bonnes entraves ; on l'estime sans le lui dire et on l'utilise avec excès. Il m'a parfois servi de guide et nous avons causé auprès du feu ; il retrouve une confuse splendeur en parlant du passé ; à l'étape il récite d'une voix cassée les poésies d'un temps légendaire. Il a dû oublier les siennes.

« Si vous désirez le voir et que vous soyez personne de qualité, on vous le convoquera en Adrar. »

"Un homme sans l'Occident", qui surprit bien des spécialistes du Sahara par la connaissance profonde qu'il illustre de tribus peu étudiées par les chercheurs, est précédé par un texte de Vercors consacré à ses rencontres et à son échange de correspondance avec l'auteur, Portrait d'une amitié. Indispensables pour comprendre la personnalité originale de Brosset, amateur de paradoxes, ces pages évoquent avec une force émouvante les liens d'authentique fraternité qui peuvent s'établir entre deux adultes séparés sur beaucoup de points mais qu'anime un même goût pour la qualité humaine.

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Sahara, un homme sans l'Occident, Diego Brosset, Éditions L’Harmattan 2003

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Raymond Depardon a adapté à l’écran l’œuvre de Diego Brosset dans un documentaire

- Un homme sans l’Occident (2002) dans lequel il développe en voix off le récit de Diego Brosset.