« Je me rends parfaitement compte de ce que ce titre peut avoir de prétentieux, voire d’inacceptable venant de la part d’un simple soldat ayant rejoint la DFL en Tunisie.
Cependant, écoutez braves gens !
Pour vous convaincre, il me faut évoquer brièvement ma propre histoire... ».Ayant franchi les Pyrénées en février 1943, j’avais alors 20 ans, j’ai été baladé de prison en prison jusqu’en novembre et me suis retrouvé en la caserne Heud à Casablanca. Dès mon arrivée, je marquais ma ferme intention de rejoindre une unité FFL.
Bien entendu, cela me valut une quasi mise en quarantaine de la part des officiers giraudistes chargés de nous aiguiller en nous permettant de « choisir notre unité ». Mais lorsque je précisais le 1er RA (on m’avait filé le tuyau), les visages se fermèrent et, pour obtenir mon accord, il me fut précisé que, n’ayant pas fait mes classes, il me fallait les faire d’abord. À bout d’argument, j’admis cela et me retrouvais dans la caserne du 33ème d’artillerie à Oran, dont chaque chambrée était munie d’un énorme portrait de Pétain.
Dès le lendemain de notre arrivée, nous devions faire la queue pour signer un papier mais, en remontant la file, je m’aperçus qu’il s’agissait en fait d’engagement pour la durée de la guerre au 33ème...
Furieux d’être floué, je parvins à récupérer mon bagage et à sortir de la caserne pour me rendre à une adresse qu’un de mes camarades de captivité m’avait confiée « au cas où je me trouverais à Oran ».
Reçu par Monsieur Faurous, dentiste et de surcroît gaulliste, je fus après un interrogatoire serré -(je ne pouvais même pas prouver mon identité !) -finalement convié à participer à une réunion du comité gaulliste, encore clandestin, d’Oran où après un nouvel interrogatoire encore beaucoup plus strict, on me confia un document à amener à Alger : je devais le remettre en main propre à René Capitant, ministre du Général. Pour me rendre là-bas, un sauf-conduit et un ticket de chemin de fer Oran-Alger me fut remis (je possède encore ces deux documents).
Or, ce fameux comité était présidé par un instituteur d’Oran, Jean-Gabriel Brosset (16, rue Alsace-Lorraine) dont je devais découvrir qu’il avait un frère général.
Parvenu à accomplir ma mission à Alger - tout en ayant eu l’insigne honneur d’être reçu au lycée Fromentin par le général de Gaulle en personne - je me suis retrouvé sur le quai de la gare de Tunis où je fus recruté pour servir à la DFL au sein de la 9ème Compagnie de Réparation Divisionnaire avec la fonction honorable d’électricien que j’ai exercé jusqu’à la fin des hostilités.Notre campement se trouvait à environ quinze kilomètres de Tunis (Grombalia) et il était courant qu’après l’appel du soir, nous partions discrètement en virée vers cette belle ville. Pour cela, il suffisait de faire du stop sur la route, sillonnée de véhicules amis.
Un soir, je partis seul et dès mon geste du pouce, une Jeep qui roulait à toute allure freina et dans un crissement de pneus, s’arrêta à ma hauteur. Zut, c’était le Général Brosset !
« Où vas-tu ? - A Tunis, mon Général !
- T"u as une perm ?"
- - "Non, mon Général..."
- - "Cela ne fait rien, monte. »
Il m’interrogea aimablement en cours de route et je lui contais rapidement mes aventures. C’est alors que j’appris que c’est à son frère que j’avais eu affaire à Oran ! Il semblait subitement beaucoup moins pressé que d’habitude et me fit raconter dans le détail mon entrevue avec ce frère aîné que les événements avaient tenu éloigné de lui. Il semblait enchanté d’apprendre son rôle héroïque et clandestin.
« En somme, lui dis-je, c’est un gaulliste, comme nous »... Le général me regarda avec ce qui m’a semblé être de l’affection puis il me déposa au centre d’accueil des évadés, me serra la main vigoureusement devant les copains, surpris de ma familiarité avec ce chef aimé et respecté.
Dès lors, il ne vint jamais à la CRD sans me faire au moins un signe amical de la main devant mes camarades et officiers étonnés. Parfois, il venait faire réviser sa Jeep soumise à un dur régime... « Elle déconne à partir de 60 miles disait-il mécontent - mais c’est sa vitesse maximum mon général ! Je m’en fous, démerde-toi »...
Une noria de spécialistes s’activait : pour ma part, je changeais les bougies, les vis platinées, le condensateur, l’avance à l’allumage, etc. Les mécanos vérifiaient les compressions des cylindres, etc., etc. Bref, en une demi- heure, sa voiture repartait avec une nouvelle ardeur vers d’autres aventures.
Quel plaisir et quel honneur pour nous de participer ainsi fraternellement à son action.
Nous avons souvent regretté ensuite que lors de son accident, sa Jeep d’emprunt ne fut pas passée dans nos mains...
Le Général Brosset était un sportif téméraire : un matin à l’aube, en Alsace par un froid de canard, en revenant d’un dépannage de nuit, je l’ai vu passer en short, torse nu, entraînant au pas de course son état-major au grand complet ! Je me suis fait tout petit pour qu’il ne m’aperçoive pas car...
Nous avions récupéré sur un véhicule allemand abandonné une sirène dont le hurlement était assourdissant... Nous l’avons monté sur la Jeep du général enchanté d’annoncer sa venue de loin lors de ses déplacements. Il l’utilisait souvent en riant à pleins poumons, qui ne s’en rappelle à la DFL ?
Je me souviens d’un roman écrit par lui qui relatait l’histoire d’une jeune femme Touareg amoureuse. Ce livre que j’ai eu en mains - je ne le trouve plus - devait avoir pour titre
« Saida fille du sable » ou de désert, je ne sais plus hélas.
Ce général, un peu frimeur, aimait s’entourer de vedettes ! Outre Jean-Pierre Aumont déjà évoqué, Pierre Dac et Germaine Sablon (sœur de Jean) faisaient partie de son entourage.
J’ai eu l’occasion de bavarder avec Pierre Dac, que j’admirais beaucoup et dontl’humour m’a fait et me fait encore rire. Cet homme, de réputation loufoque, semblait plutôt triste et pessimiste, comme le sont, paraît-il, tous les clowns.
Lorsque j’évoquais tel ou tel de ses exploits radiophoniques, il hochait la tête, souriait avec mélancolie et me tapait amicalement sur l’épaule.
C’était un homme d’allure étrange : petit, rondouillard, laid et rigolard. Il semblait toujours rechercher un bon mot et cela lui donnait le tournis...Hélas, le Général Brosset roulant comme toujours trop vite, essayant sur un pont àChampagney,d’éviter un fourreau de mine et un véhicule venant dans l’autre sens, donna un brusque coup de volant. Sa Jeep d’emprunt, mal réglée, dérapa sur le sol gluant, se retourna sur le parapet du pont du Rahin et tomba dans ce torrent dont les eaux boueuses étaient grossies par le dégel et les pluies.
Brosset l’invincible était mort...
Il nous fut impossible de retenir nos sanglots car nous l’aimions tous pour son dynamisme rayonnant, son courage hors normes, son rire éclatant, chaque fois qu’il avait défié le destin.
Une cérémonie religieuse eut lieu en l’église de Lure le 24 au matin en présence de Madame Brosset-Mangin. La levée du corps eut lieu devant une section en armes.
Le cercueil était porté par des sous-officiers du génie et de la 9e Compagnie de Réparation Divisionnaire, ces unités choisies à cause de la prédilection que le général leur montrait.
L’ambulance était conduite par le lieutenant Banel, commandant la 9e CRD, l’ancien atelier du désert, en présence du Général de Monsabert et c’est le Général de Larminat qui prononça l’éloge funèbre [...] .[1]
Toute la division eut les yeux rouges durant plusieurs jours.
Un de ses adjoints, le Colonel Garbay, ancien parmi les anciens, brave parmi les braves, prit notre commandement. A un chef tonitruant d’énergie succédait un homme pondéré, ayant un passé d’héroïsme, marquant certes, mais on ne pouvait remplacer le Général Brosset.
C’est pourquoi je me suis permis de l’appeler respectueusement « mon ami ».
Extrait du Bir-Hakim l’Authion 154 bis, novembre 1994
L’éloge funèbre du général de Larminat est reproduit p. 51