DERNIÈRE ACTUALITÉ À CONSULTER : MISES À JOUR DES AG DE 1990 À NOS JOURS 

 

Préface de l’ouvrage de Geneviève Salkin « Général Diego Brosset de Buenos Aires à Champagney, via l'Afrique et la France Libre »

PB p31 01Général Diego Brosset de Buenos Aires à Champagney, via l'Afrique et la France libre de Geneviève Salkin. Préface de Isabelle de la Guéronnière.Paris, Editions Economica, 1999« S’il me faut dire quelque chose de mon père, comme me l’a demandé Geneviève Salkin, et comme je le voudrais bien, il faudrait que je sache moi-même pourquoi et comment son image, toute mentale et épurée, mais brillante néanmoins, a tant compté dans ma vie. Pourtant, je n’ai guère de respect pour les liens du sang qui, à mes yeux, n’apportent aucune obligation et me laissent libre d’aimer ou n’aimer pas selon mon inclination propre ou l’estime que je porte à tel ou tel ».

J’avais scrupule à parler de mon père, dont je ne puis parler, pour ainsi dire, qu’à la première personne ; de mon père tel que je l’ai connu, tel qu’on me l’a dit, de ce qu’il a été pour moi et avec moi. De mon père dont ma mère nous parlait très peu - par une pudeur propre à sa génération, probablement - sinon de son personnage officiel, de sa carrière. Et je refusais cette ombre portée qui pesait dans les discours qu’on essayait de me tenir lorsqu’on me voulait sage et docile, digne de lui parce que « noblesse oblige » (combien de fois ne me l’a-t-on pas répété !). En fait, j’étais alors en cela bien proche de lui sans le savoir, qui écrivait « je ne serai jamais un vrai général, car un vrai général est toujours général même en pyjama ».

 

Or, ce père est resté toujours vivant, plus que dans mon cœur, car aussi dans le fond même de mon esprit. Et ce, pour moi, en dépit des louanges qu’on faisait du personnage officiel qu’on me présentait à toute force et dont, enfant et adolescente, je me détournais, au point que je connaissais très peu de sa vie. Je ne l’ai retrouvé sur un mode que je dirais extérieur, ou « objectif", qu’en lisant ses carnets et sa correspondance qui me sont venus entre les mains du fait de la mort de ma mère, conjointement avec la nécessité où j’étais de les lire avant de les confier à Geneviève Salkin.

Il n’a pas vécu assez longtemps pour que je puisse porter sur lui le regard d’un esprit mûr et l’apprécier en adulte. Seuls ces écrits qu’il laisse peuvent me donner une idée. J’y ai trouvé un homme divers, curieux, ardent, une intelligence qui toujours s’exerce, une volonté attentive à se construire et à forger l’unité de sa vie, et soucieuse « d’appliquer aux faits l’expérience des choses et des êtres dont on est capable », un esprit synthétique qui sait faire des raccourcis, voir de haut et loin.

J’ai été impressionnée par la capacité de présence qui était la sienne qui m’a paru resurgir avec toutes ses modulations, ses richesses et ses complexités, l’acuité de l’œil posé sur autrui, l’amertume aussi causée par la défaite de la France, le mépris pour toute petitesse, l’enthousiasme de tout instant, l’alacrité de l’écriture. J’y ai vu aussi un homme de son temps, où « l’éducation » comptait plus que de nos jours, où l’on ne découvrait pas ses affaires avec cet étalage auquel on se plaît volontiers maintenant ; mais un homme, pourtant, libre de toutes les contraintes qu’apportent l’esprit de corps ou de caste. Un homme dont j’ai aimé la façon dont il a su épouser l’esprit d’une autre civilisation que la sienne.

PB p5 03Page 1 


 

À plusieurs reprises j’y ai noté la conscience de la nécessité où il était de trouver une alliance difficile entre un « esprit critique » dont il craignait une possible sécheresse, et un « tempérament quelque peu volcanique »,  fougueux, voire rebelle : une nature qui « ne sait pas être à moitié », dont il écrivait qu’il fallait la régler par une « discipline intellectuelle » qui « seule permet de reconstruire ».

 Un père aussi qui tenait à ce que j’apprenne que « les fautes de goût » sont aussi graves que celles de désobéissance ou le mensonge. Avec, en arrière fond, une part d’inquiétude, de doute, nécessaire à toute réflexion profonde ; cette part plus intime, me semble-t-il, n’est guère apparue à ceux qui se souviennent de son allant, de son amour pour la vie, de son énergie débordante et de sa vigueur inlassable - il ne connaissait littéralement pas la fatigue et priait ma mère de lui expliquer ce qu’on y ressentait, m’a-t-elle dit.

Cette part de doute, disais-je, lui donnait une dimension de plus et me l’aurait certainement rendu encore plus proche si je l’avais connue ; mais cette part, on ne la partage pas avec un enfant encore très jeune. Probablement l’ai-je sentie en lui, car il ne m’aurait jamais paru aussi vivant sans elle.

Mais rien de tout cela ne vaut pour moi l’immense force de vie qui frappait tous ceux qui le rencontraient, qu’il a déposée en moi, dont je sais qu’elle me vient de lui, car elle est attachée à son image dont pourtant la forme physique ou même symbolique s’est effacée depuis longtemps. Cette image sans forme et pourtant lumineuse ressemble plus à une source qui jaillit de façon inépuisable. Nous avons des esprits très différents. Il avait une pente littéraire qui se perçoit très clairement dans sa correspondance comme dans ses carnets. Je suis plus philosophe. C’est pourquoi je ne pourrais dire vraiment qu’il m’a insufflé son esprit mais il a fait plus : il m’a insufflé la lumière de la vie, je dirai même son esprit de vie immense et merveilleux, qui très profondément sourd et chante en moi, coule avec force et joie encore et toujours, malgré toutes les vicissitudes qui ont pu me frapper. Et, en outre, une esthétique de la vie qui perce dans tous ses écrits (il s’y accuse souvent d’être trop esthète, mais chez lui il n’y avait rien, quoi qu’il en ait pensé, de la légèreté de l’esthète qui ne fait que se jouer et goûter aux choses, là encore ce qu’il appelait son « ardeur » ou son « tempérament volcanique » l’en gardait). Comme un beau sillage qu’il a laissé derrière lui et dont je suis la seule à pouvoir témoigner. J’aurais voulu qu’il le sache.

Comment a-t-il fait ? Mes souvenirs sont sporadiques : est-ce les dimanches à Bogotá où il étalait une jonchée de fleurs et disposait par terre tous les vases pour composer des bouquets ? Est-ce à Paris, lorsque lui rapportant, à six ans, les sarcasmes des écolières devant mes pieds qu’il voulait nus dans des sandales, même en hiver (les chaussettes étaient inesthétiques), il me disait de répondre que j’étais un animal au sang froid ?

Ou bien lorsqu’au moment de partir rejoindre de Gaulle, il me prit sur ses genoux pour me dire qu’il allait à la guerre et risquait d’y mourir (ce que je ne crus pas, bien sûr) ? Est-ce à Deïr ez-Zor où, parce qu’il n’y avait pas d’école, il me levait, petite fille de dix ans, à cinq heures du matin, profitant de l’heure où personne ne le dérangerait pour me faire faire des mathématiques ? Ou bien les déjeuners pique-nique sur les bords de l’Euphrate où il apprenait à ses enfants à crawler ? Peu importe.

Il attendait beaucoup de moi et me le faisait savoir. Mais jamais cela n’a pesé comme cela aurait pu. Il avait probablement su obtenir mon consentement au projet qu’il avait de moi, et je crois que, sans en être tout à fait consciente, j’y adhérais et même m’en sentais fière. Il avait su, me semble-t-il, faire en sorte qu’il devenait le mien, parce qu’il m’y avait, je ne sais comment, laissé quelque part de liberté, un espace. Il avait, m’a dit une tante, « une grande capacité d’accueil ». C’est probablement ce qui a permis que, malgré sa disparition, cet élan qu’il m’avait donné sans même que je le sache, mais que très fortement je sentais que je le tenais de lui, a continué son œuvre toute ma vie durant. Et je pense que si je suis parvenue à m’aimer moi-même et à être en paix avec moi-même - et c’est là un point difficile à atteindre que souvent les hommes cherchent en vain - c’est parce qu’il a su m’aimer avec une exigence forte et heureuse, pleine de foi et de fougue, sans concession, mais aussi avec confiance. Et la confiance unie à l’exigence me paraît créer une condition très propre à permettre de construire et d’avancer. Il avait cette foi et cette joie en lui, mais il a aussi su la transmettre, et c’est un grand don, qu’il avait reçu et qu’il m’a fait. Pour moi, il n’a pas été un modèle. Je pense qu’il était trop vivant pour devenir cette sorte de tortue embaumée dont parle Zhuang zi. Non, il n’a pas été un modèle, et il m’a probablement évité d’en avoir. Adoptant le langage chinois, je dirais qu’il a joué le rôle en partie de ce Souffle primordial et dynamique qui est à la source du monde, que chacun peut retrouver en soi, et qui est la source de la vie propre de chaque chose et être.

Peu importe, en somme, qu’il ait été ceci ou cela, qu’il ait fait ceci ou cela. Les valeurs changent avec les époques et avec les peuples ; et cela, il était bien placé pour le savoir, cet homme qui savait être « sans l’Occident » et avec l’Occident. Contrairement à mon entourage familial et éducatif, il ne prétendait posséder aucune vérité. Il laissait l’espace grandement ouvert, l’espace du monde, sans enfermer quiconque dans celui des valeurs auxquelles croit tel ou tel groupe. Il vivait dans un lieu qu’aucune balise ne pouvait limiter, ouvert à toutes les possibilités. C’est cette naturelle et profonde liberté qui lui permit de traiter de « vieilles badernes » les instructeurs de l’École de Guerre aux méthodes dépassées et dépourvus d’invention, qu’il contestait si ouvertement qu’il s’était rendu indésirable, et qui fit que, officier d’active pourtant, il a demandé, alors que son propre pays était en guerre, à être envoyé en mission en Colombie parce qu’il avait vu que cette guerre ne serait qu’un lamentable simulacre, puis qu’il a été l’un des premiers à répondre à l’appel du général de Gaulle.

PB p5 03Page 2


 

Sa correspondance de guerre le montre roulant en première ligne dans sa jeep, avec des obus qui éclatent devant et derrière lui et dont il avoue avoir peur, mais gardant assez de liberté pour décrire les paysages qui l’entourent, tout à la fois soucieux de savoir comment remplacer d’éminents et irremplaçables officiers morts au front, et relatant les rencontres intéressantes qui lui sont données de faire avec un jugement toujours net et des descriptions vivantes, sans être dupe des apparences ou de la renommée de ceux qu’il croisait. Tout cela en apprenant l’allemand et l’italien, en se réjouissant des lis ou des dahlias qui égayaient sa caravane, se souciant des conditions de vie de sa femme, et réfléchissant à l’après-guerre avec une justesse de vue quasi prémonitoire. Cela jaillit dans tous les sens, mais sans dispersion. Un débordement qui, discret, ne se dit pas, mais transparaît, mieux, éclate à son insu.

Je connais bien cet appétit des choses qu’il avait et qui faisait de lui un marginal, en ce sens qu’il ne pouvait entrer dans aucune catégorie, aucun groupe - ni la vieille et aristocratique bourgeoisie de province dont il était issu, ni l’armée à strictement parler - et qui faisait qu’il gardait une distance et obéissait à une hiérarchie de valeurs difficiles à élucider - ses cahiers en témoignent.

Je pense que sa vie en Mauritanie et au Sahara marocain découvre un aspect important de sa personnalité. Il était tout à la fois un soldat défenseur des oasis qu’il avait sous sa garde, et leur administrateur, juge et économe, et, en même temps, « chercheur » : un géographe qui étudiait les formes et l’évolution des masses dunaires - j’ai encore le théodolite dont il se servait - qui laissa des études tant sur les ergs du Sahara que sur « la rose des vents chez les nomades sahariens » et sur la langue azer.  Maîtrisant le maure et les dialectes arabes, mais sans formation précise dans les disciplines anthropologiques ou ethnologiques, avant que ne s’imposent les exigences « scientifiques » qui gouvernent sévèrement ce genre d’études de nos jours, il a su pourtant, par un souci de vérité rigoureux et exigeant, exempt des préjugés que nous impose notre logique occidentale, s’imprégner de visions du monde autres, les comprendre, et adopter des façons de vivre différentes des nôtres. Il n’a pas cédé à ce qui a dominé longtemps l’approche occidentale (et qui dominait de son temps) qui, faussée par un sentiment de supériorité culturelle, méconnaissait la richesse et la fertilité des différences.

Le titre de son livre, Un homme sans l’Occident, qui m’a toujours paru quasi révolutionnaire pour son temps, traduisait bien la liberté qu’il apportait dans son observation intelligente d’autres mondes que le nôtre. 

PB p34 01Dans la région de Nema (Mauritanie) en 1922. (Col. Promotion EMIA Général Diego Brosset 73-74)En tant que sinologue, j’ai été confrontée à ce genre de problème et sais d’autant mieux apprécier cette ouverture et cette rigueur qu’elles n’y sont que récentes et pas toujours exercées. Et moi qui, en quelque sorte aussi, participe à deux cultures, toute imprégnée que je suis de la chinoise, je suis bien placée pour savoir que cela ne se peut sans une attention et une curiosité qui ne peuvent être soutenues sans ouverture et sans amour.C’est cet homme, aux travaux duquel Théodore Monod a voulu rendre hommage, que dépeint Vercors, son ami, dans une préface à son livre, c’est ce père-là qui est le mien, homme de grande culture et athlète accompli, esthète, curieux, solaire, enthousiaste et réfléchi.

L’homme aussi du désert, les pieds nus sur son chameau, vêtu comme un Maure, cheveux longs, qui figure en exergue de son ouvrage, dont un jeune collègue, professeur de philosophie à l’Université de Nouakchott, m’a écrit qu’il est encore un vivant héros en Mauritanie, ajoutant que son livre est connu « comme le meilleur document sur la véritable Mauritanie » et que, lors d’une soirée passée dans le désert avec ses amis, c’est de Brosset et de son livre qu’on parle, concluant : « votre père est toujours présent ici ».

Geneviève Salkin a fait un énorme travail de recherche, rassemblant tous les documents disponibles concernant tant la vie personnelle que la vie officielle de mon père. Je lui suis très reconnaissante d’avoir cherché à rendre compte de ses multiples facettes et de l’avoir fait avec tant de fidélité, de cœur et d’enthousiasme.

PB p5 03Page 3