Français en Résistance est une première éditoriale, par sa volonté de rassembler les écrits intimes de 6 Français libres et 5 résistants, écrits pour la plupart inédits (900 pages environ sur 1.100) et complétés par des textes déjà publiés mais contribuant à l'équilibre savant du recueil.
Côté France libre, la nouveauté essentielle concerne deux grandes figures pionnières dont celle de Diego Brosset. Les 300 pages de ses carnets sont d'une foisonnante richesse, mais leur singularité comme leur exemplarité apparaissent d'autant mieux qu'ils sont ici rapprochés d'extraits déjà publiés des carnets (plus laconiques) du lieutenant puis capitaine Brunet de Sairigné, rallié en Angleterre, et des correspondances familiales du colonel Génin (premier officier supérieur rallié de métropole aux FFL, tué en Syrie) et du lieutenant Garbit (rallié en Afrique, mort de typhoïde fin 1941).
Complété par quelques lettres et discours du général Leclerc, pour la plupart inédits, ce corpus permet d'éclairer de l'intérieur la mentalité encore trop mal connue de ces officiers FFL ralliés dès 1940.
Les points communs entre eux ne manquent pas : le dégoût devant la débâcle, confondant dans un même opprobre les chefs militaires et les « politiciens » de tout bord qui ont été incapables de préparer la France à la guerre, le rejet immédiat d'un armistice qui renie la parole donnée à l'Angleterre, mais aussi le décalage cruellement ressenti lors du retour, en 1944, par rapport à l'état d'esprit des Français - y compris parfois des jeunes FFI s'enrôlant dans l'armée (p 522 : Brunet de Sairigné). Moins connu, chez certains, la vision du futur analogue à celle de De Gaulle qui fonde leur diagnostic de juin 1940 (la fragilité de l'Allemagne nazie pour Génin, p 616 ; l'illusion d'une France de Vichy « neutre » dans la guerre, pour Brosset, p. 147), mais aussi une fidélité à de Gaulle qui n'exclut pas l'analyse de ses fautes et de ses « habitudes d'autocrates » (Brosset) voire la contestation ouverte (Leclerc refusant en décembre 1944 d'être subordonné à de Lattre).
Car cette fidélité au Général repose elle-même sur des analyses rationnelles ; ainsi Koenig, rapporte Brosset, est d'accord avec lui pour diagnostiquer en 1943 chez Giraud une difficulté à comprendre « lui, pur militaire et aristocrate, cette vérité évidente pour nous que ce qui fut notre classe a tellement démérité que la masse populaire française est devenue la seule ressource, que c'est sur elle qu'il faut s'appuyer et que pour elle Giraud n'est rien, de Gaulle est tout» (p 248).
La singularité la plus visible des carnets de Brosset, outre une sensibilité littéraire qu'il vit comme une tentation à écarter (p. 335) est dans leur lucidité critique tous azimuts à l'égard des « grandeurs et des faiblesses du mouvement de Gaulle » (p 169).
Elle n'épargne pas les chefs militaires : « l'intempérance intellectuelle et de langage des cadres supérieurs» (de Larminat et Leclerc), les rivalités entre généraux (Catroux, de Larminat, de Lattre). Elle vise aussi les vieilles unités FFL, indisciplinées, y compris sa propre division (« elle me porte par son courage, elle me foutra par terre par son intolérance ») - ce qui l'oppose à un Brunet de Sairigné, par exemple, dont le « moi » est souvent en retrait dans ses écrits intimes au profit du « nous » des officiers Français libres. En 1944, Brosset traite par dérision de « trotskystes » certains FFL de la première heure « satisfaits de leur fierté d'en avoir été, inquiets d'être supplantés » et donc tentés de juger les autres à l'aune d'un seul critère : l'antériorité de l'engagement (p. 375).
Cela dit, il n'est pas plus complaisant pour la 1ère armée et son chef, se retrouvant d'accord avec Eve Curie (un temps officier de liaison au 3ème bureau de l'État-Major) qui la traite de « maison de fous » par la façon dont les impératifs logistiques y sont négligemment traités. Or, « une armée c'est une grande entreprise aux multiples services, qui doit être conduite bien plus comme une grosse affaire, trust horizontal et vertical que comme une séance de discussion au Centre des hautes études militaires » (p. 399).
En fait, la critique, chez Brosset, n'est jamais malveillante : elle alimente sa propre réflexion incessante sur les qualités et les défauts inhérentes à sa fonction de chef militaire, elle vient aussi d'une curiosité inlassable pour les êtres qu'il rencontre, ce qui l'amène à se méfier de tout jugement définitif (voir l'évolution de son appréciation de Catroux), mais aussi à s'auto-analyser - avec des limites assumées :
« Ce journal, comme tous les documents de cette sorte n'a pas dit le pire de moi » (p. 231). Il le juge d'ailleurs important moins par les faits rapportés que par la notation de « nos sentiments qu'un jour nous ne comprendrons plus » (p 241), considérant à quel point la distance avec d'autres Français paraît aujourd'hui infranchissable, à quel point les incertitudes sur le sort de la France voire du monde entraînent au « doute sur soi-même ».
En confrontant les exilés de la France libre et les clandestins de la Résistance, en croisant correspondances et carnets intimes, ce recueil a ainsi pour immense avantage de nous faciliter une lecture « non naïve » de ces textes. Ceux-ci peuvent changer de fonction et de statut suivant chaque individu, nécessitent un décryptage attentif à la complexité de chaque configuration psychologique. Mais ils sont aussi d'irremplaçables outils pour comprendre les bouleversements induits dans une période à l'issue de laquelle un officier général (Brosset) tire un trait sur « l'Europe à suprématie française », jugeant que « penser français » ne suffira plus à l'avenir et qu'« il faut penser européen si l'on ne veut pas penser anglo-saxon ; et anglo-saxon, c'est d'abord américain » (p. 385).
Diego Brosset, héros du jeune Jacques CHIRAC
Lors du débarquement en Provence, Diego Brosset est hébergé chez la famille Chirac, réfugiée au village du Rayol sur la côte varoise.
Il se lie alors d'affection avec le jeune Jacques Chirac âgé d'une douzaine d'années. Ce dernier, apprenant la mort du général quelques mois plus tard, décide de son propre chef, de baptiser par un panneau un chemin du Rayol « avenue du Général-Brosset », panneau qui restera une trentaine d'années en place. En 1975, le conseil municipal du Rayol décide de baptiser officiellement une rue du village du nom du général. Se souvenant du premier nommage sauvage, la municipalité conviera Jacques Chirac, alors Premier ministre, qui assistera à la cérémonie en présence des deux enfants du général.
Bruno Leroux Source : Fondation de la Résistance